Le scénario de L’emprise des ténèbres est surprenant à plus d’un titre. D’abord, il y a le contexte social d’un réalisme étonnant pour un film de genre. Ensuite, on y trouve un contenu politique subversif. Wes Craven, après le sous-estimé L’amie mortelle, dispose grâce à Universal, de conditions financières particulièrement confortables, soit la modique somme de 7 millions de dollars, son plus gros budget à ce jour. En s’emparant de l’ouvrage de Walter Davies, The serpent and the rainbow, Craven n’a pas choisi la facilité. En effet, il ne s’agit pas d’un roman mais d’un essai. Il a été écrit par un anthropologue qui y évoque le processus de zombification lors des rites Vaudou en Haïti, en plein régime totalitaire de Duvalier. L’adaptation romancée des scénaristes était plutôt casse-gueule. Mais Wes Craven tire le meilleur d’un script équilibré et passionnant. En choisissant de tourner en partie sur l’île, acceptant alors des conditions de tournage éprouvantes, Craven apporte une crédibilité supplémentaire à son film qui s’affranchit des clichés inhérents des films sur le vaudou comme Angel Heart ou Les Envoutés, réalisés à la même époque.
Dennis Alan, anthropologue, est envoyé en mission dans une clinique en Haïti pour rencontrer un patient diagnostiqué mort et enterré depuis quelque temps. Arrivé sur l’île, Alan apprend l’existence d’une mystérieuse poudre vaudou, capable de plonger un homme dans un état de mort artificielle. Son enquête l’amène à se confronter aux Tontons Macoutes, des miliciens se servant de cette drogue pour éliminer les opposant au régime de Duvalier. Alan tente de récupérer la recette du poison, qui pourrait être utilisée à des fins plus nobles en médecine. Mais, ensorcelé par ses ennemis, il va plonger dans un univers de magie noire où la distinction entre le réel et les hallucinations est de plus en plus floue et dangereuse.
Il est rare, si l’on excepte les films de Romero, de visionner un film de genre attaché à un contenu aussi fort et dense. Mais attention, Craven est avant tout un conteur, certes pour adultes, mais un conteur quand même. L’emprise des ténèbres n’est pas un pseudo-film d’épouvante regardant le genre de haut pour mieux s’en éloigner. Dans un premier temps, le film prend la forme d’une enquête, d’une déconstruction des mythes du zombie, qui peut amplement s’expliquer par un raisonnement rationnel. Très documentée, cette première partie se suit comme un vrai thriller et reflète une réalité effrayante et révoltante. Mais plutôt que de poursuivre sur cette voie qui pourrait friser le didactisme, le cinéaste glisse progressivement vers le fantastique le plus pur, versant dans un trip cauchemardesque anxiogène. Dès que le héros, campé par un excellent et juvénile Bill Pullman se retrouve traqué par le mystérieux Dargent Peytraut (excellent Zakes Mokae), chef de la milice fasciste, le film adopte un ton moins réaliste mais tout aussi passionnant, nous assénant de quelques visons horrifiques marquantes. L’étrange combinaison entre ambiance réaliste, dans un esprit proche du documentaire, et délire grand-guignol dans la veine la plus excessive de l’auteur, s’articule admirablement grâce à une intelligente progression dramatique. Craven introduit l’élément fantastique en filigrane, par petites touches, et ce fantastique finit par posséder littéralement le film dans son dernier tiers. Peytraut se transforme en boogeyman et rejoint les figures terrifiantes imaginées par le cinéaste comme Freddy Krueger ou Horace Pinker.
Wes Craven n’était certes pas un grand styliste ou un maniériste de la trempe de Carpenter ou De Palma. Sa mise en scène, classique mais loin d’être purement fonctionnelle, est au service d’un récit terrifiant, toujours sur le fil du rasoir entre le réel et le surnaturel. Elle n’en est pas moins élégante et efficace, parvenant à rendre crédible un environnement suffoquant sans verser dans le faux documentaire avec images baveuses et caméra tremblotante. Non, les ingénieux mais discrets travellings, les plans insolites des hallucinations du héros et enfin la beauté des décors naturels échappant au dépliant touristique un peu cheap, indiquent à quel point Craven était soucieux d’une forme s’adaptant au sujet abordé. Passé inaperçu à sa sortie en mai 1988, L’emprise des ténèbres ressort donc en salles dans une copie neuve et s’offre une nouvelle jeunesse pour ce qui reste un des meilleurs films de son auteur, parfaite synthèse entre son amour pour les histoires à dormir debout et sa verve critique d’un point de vue politique, sociale et philosophique. Tu nous manques Wes, à l’heure où le cinéma d’épouvante se contente d’aligner les jumps care sur des scénarios indigents et conformiste.
(USA-1987) de Wes Craven avec Bill Pullman, Cathy Tyson, Zakes Mokae, PauL Winfield. Sortie le 29 juin 2016