Ni le ciel ni la terre, de Clément Cogitore 1


J’ai rencontré le boulot de Clément Cogitore il y a quelques mois, lors d’une expo que lui consacrait le MAMCS. En sortant, je me suis dis que c’était un peu dommage que cette découverte n’ait pas eu lieu plus tôt, avant qu’il soit célèbre et tout : je lui aurais fait un mail, on serait allés boire des bières, il m’aurait parlé de ses obsessions, de ses techniques, ça aurait été un moment sympa. C’est que Clément est fortiche et son taf à la fois accessible et mystérieux. Des tirages grands formats de photos très composées, un peu à la Jeff Wall mais avec une grosse influence classique et un goût du fantastique, de l’invisible, du pariétal qui me touche particulièrement. Des images fixes mais déjà narratives, en attente d’une histoire ou au terme d’une autre… Bref, je range ça dans un coin de ma tête en me postitant mentalement de suivre le boulot du bonhomme.

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Première surprise, ce week-end : des affiches partout dans le métro parigot, pour un long métrage de cinéma de Cogitore. Pleine planche de dithyrambes de tout ce que la Place compte d’avis avisés, couverture verte et blanche presque abstraite. Un film de plasticien au cinoche ! m’émerveillai-je par devers moi pour ne pas effrayer les usagers de la RATP (qui, pourtant, en voient bien d’autres). Deuxième surprise en compulsant le ouaibe : Ni le ciel ni la terre est un film de guerre et son trailer cent pour cent réaliste. Les critiques parlent d’un très bon premier film, de fantastique, de récit sur le deuil… Alors donc, moi qui n’aime rien et me plains plus souvent qu’à mon tour de ce que le cinéma ne fait que courir derrière sa petite queue, je cassé ma tirelire cochon et suis allé vérifier ce dont il retournait, l’âme gonflée d’un espoir neuf et d’un rien d’appréhension.

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En un mot, le pitch : des militaires français en poste à la frontière afghano-pakistanaise. En face, leurs homologues talibans. Au milieu, une vallée paumée, avec village de bergers. Beaucoup de cailloux. Sur la crête, dans des baraques, les guetteurs guettent. Une nuit, deux bidasses du poste nord disparaissent sans laisser de traces. Les doléances, d’abord (ce sera bref). Ni le ciel, ni la terre est bien la rencontre réussie de l’art cinématographique dans ses formes et canons les plus contemporains et de disciplines moins populaires et souvent ignorées à l’écran. C’est sur son aspect purement cinoche, à mon sens, que le film est un peu moins bon. Ce qui ne veut pas dire grand-chose, je vous l’accorde. Disons que s’attaquer de front, sans biaiser, au film de guerre 21è siècle est à la fois audacieux et casse-gueule. Cogitore saute la barre sans forcer, c’est très très correct, mais dans un champ déjà tellement balisé qu’il est difficile de faire l’impasse sur l’histoire du cinéma elle-même, les méthodes éprouvées, ce que les Maîtres ont fait avant… J’ai cru repérer une citation du Beau travail de Claire Denis par exemple, ou quelques recoupements avec les films de found footage (on citera Les Documents interdits pour être poli, mais ça pourrait aussi bien être REC), et j’ai sûrement laissé filer d’autres trucs. Les seuls petits défauts techniques que j’ai repérés étaient dans le scénario, le déroulé narratif, qui fait le choix, là encore, d’être suffisamment normal pour prêter le flanc à la comparaison. Cogitore, plutôt que l’onirisme ou l’ésotérisme, a opté pour un réalisme franc, ce qui explique que son film soit distribué partout et vu par tout le monde, mais qui du coup le retient peut-être d’aller aussi loin qu’il le pourrait. En même temps, c’est un choix lisible et assumé : faire du cinéma, pas de l’art vidéo. Et en tant que film, je le répète, ça reste de la bonne.

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Mais ce qui emporte le morceau, pour moi, c’est clairement la culture encyclopédique de Cogitore et sa maîtrise de tous les arts auxquels il se frotte. Sans surprise, la photo de son film est toujours terrible et travaille un véritable catalogue de prises de vues : paysages minéraux au petit matin, corps musclés bronzés tatoués, choses vues au travers de lentilles de longue-vues à bords flous, jumelles thermiques, visées infrarouges, caméras de surveillance. Comme dans ses travaux de plasticien, on retrouve des grottes, de la fumée, des fusées de détresse, des plans à plusieurs couches. Mais tout ça en mouvement, sans tape-à-l’œil, efficace, au service de. La musique est pareillement épatante, que ce soient les tracks composées ou les morceaux de classique inouïs mais mystérieusement familiers. Le son est parfaitement utilisé, de manière souvent beaucoup plus sensible que logique. Une méthode empirique de mêler les médiums, de monter son, image, mouvement et récit particulièrement réjouissante. Enfin, niveau écriture, ça va du très correct et fonctionnel (à peu près tous les dialogues sont réalistes, minimaux et parfaitement ancrés dans les scènes) au complètement épatant. La toute fin du film est riche de deux petits textes, sensés être des emails, dans lesquels, après avoir fait le tour des beaux arts, Cogitore se frotte enfin à la littérature. Et bim! C’est beau à crever, parfaitement synchro avec sa conclusion, ça ouvre son film dans tous les sens et donne envie de se le recopier quelque part. En un mot comme en cent : le garçon sait tout faire. Clément Cogitore a à peine trente ans et détient peut-être la formule magique d’un dosage explosif propre à retourner le cinéma cul par-dessus tête. Plus arty que Fabrice du Welz, plus abordable que Grandrieux, plus constant que Jonathan Glazer et plus facile d’accès que Shane Carruth, il fait du septième art un medium parmi d’autres et y réinjecte ce qui finissait par lui manquer en terme d’idées neuves. Well done Clément ! (Si tu me lis et que tout ça te donne soif, n’hésite pas à faire signe, c’est moi qui paie les bières.)

Ni le ciel, ni la terre est un film de guerre fantastique de Clément Cogitore, en salle en ce moment (octobre 2015). Jérémie Rénier y joue Antarès Bonnassieu. À un moment, l’enquête fait penser à un scénar Cthulhu 90 (voire Miles Christi) et je me suis demandé si les scénaristes étaient rôlistes. Voilà un détail que vous ne lirez pas dans les Inrocks, dites.


A propos de Léo

écrivain du XIXème, poète maudit du XVIIIème, Léo fut auteur de nouvelles et a publié le roman de sa vie : Rouge Gueule de Bois, ambiance apocalypse alcoolique. Il traîna ses guêtres dans les favellas, il participa à la Révolution d’Octobre et milite aujourd’hui pour l’abolition du droit d’auteur. Malheureusement, il finit sa carrière en tant que pigiste à Cinétrange. Dans l’horoscope de Tolkien, c’est le troll rieur. Il est là. Domicilié à Strasbourg, ou à Rio.

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Commentaire sur “Ni le ciel ni la terre, de Clément Cogitore

  • Jérôme

    Tu as laissé filer que la première partie du film pioche du côté de PREDATOR. Des soldats en milieu hostile, qui disparaissent un à un, et les autochtones qui commencent à faire flipper le chef avec leurs croyances. Et bien sûr, toutes ces visions thermiques…
    Plus les détails : le traducteur, le scorpion / le caméléon, le cigare dans la nuit / la cigarette dans la nuit, l’accrochage avec les ennemis humains, la mise en place de pièges / surveillance, la fausse attaque d’un animal (sanglier dans l’un, chèvre dans l’autre).

    Ce qui m’a bien plu c’est le dialogue avec l’enfant (« si tu ne le vois pas, ça n’existe pas » vs « c’est pas parce que tu ne le vois pas, que ça n’existe pas »). A rapprocher du « s’il peut saigner, on peut le tuer » 🙂