Alexei Guerman, décédé en 2013, n’a pu achever son dernier film testamentaire, son cinquième en 50 ans de carrière, laissant le soin à sa femme, Sveltlana Kamalita, de terminer le tournage de ce projet épique et atypique. Déjà en 1968, le russe souhaitait porter à l’écran le roman de science-fiction des frères Strougatski, auteurs du célèbre Stalker. Mais le projet ne put aboutir, les autorités de l’époque craignaient alors une œuvre subversive critiquant le pouvoir en place. Guerman est un électron libre, un artiste visionnaire et singulier, ce n’est pas un cinéaste du parti. Loin s’en faut. Il dut attendre 1999 pour se lancer dans l’aventure. Entre temps, Peter Fleischmann, réalisateur de Scènes de chasses en Bavière, transpose le livre à l’écran sous le titre d’Un dieu rebelle avec Hugues Quester. Un film raté et étriqué, fortement handicapé par le manque de moyens.
Et voilà, après 14 ans, que débarque cet ovni monstrueux, ce délire baroque et hermétique, irritant et impressionnant.
Le film débute par des images extraordinaires : la boue, la pluie, le ciel chargé, la brume, le décor en ruines, des gueules ravagées par le temps. L’immersion au cœur d’un univers dégénéré et barbare a de quoi faire pâlir tous les Mad max du monde. Une voix off, sentencieuse, au débit volontairement théâtralisée, rend compte du contexte, simple et limpide. Dom Roumeta, entouré d’un groupe de scientifiques, est envoyé sur une planète coincée dans un Moyen Age tyrannique et définitif. Il y règne une dictature ayant plongé la civilisation dans le chaos. Roumata va tenter de sauver quelques intellectuels réfugiés dans une forteresse.
Le caractère prosaïque du dispositif initial se délite au fur et à mesure que le récit, de plus en plus heurté et sans fil conducteur, avance. Passée la première demi heure, le film s’enfonce dans une narration brouillonne et déconcertante, bifurque sans arrêt, se cogne aux personnages immondes qui traversent le cadre. Guerman filme alors avec ce mélange de fascination/répulsion une suite, parfois sans queue ni tête, d’horreurs commises par les hommes : viols, tortures, éventrations, pendaisons…
Les dialogues, qui frisent la logorrhée en sur-régime, sont tour à tour abscons, poétiques, excessivement littéraires, triviaux. Ils fusent, illuminent parfois l’esprit et les sens, partent dans tous les sens, comme les personnages s’agitant comme des animaux ayant perdu le sens de l’orientation. Le sens évidemment ? Tout tourne autour de cette question dans ce film insensé, brutal, qui redéfinit à sa manière le concept de mise en scène. Des silhouettes avachies et patibulaires, gesticulant sans arrêt, traversent l’écran de gauche à droite, et vice versa, éructent des phrases souvent imbitables, s’adonnent à des actes barbares d’une violence inouïe. Guerman filme un monde réduit à sa propre déchéance, un enfer qui bafoue les règles et les lois des hommes, et même celles de l’animalité que chacun d’entre nous porte en lui. Il s’invite au cœur du chaos avec une caméra extrêmement mobile, qui monte et qui descend, avance et recul, sillonne un décor asphyxiant plombé par un ciel chargé, se promène dans la foule et capte les pires horreurs. La fluidité des plans séquences subjugue. La virtuosité, parfois trop ostentatoire, du film n’est pourtant pas gratuite mais reflète avec une force peu commune la décadence d’une civilisation qui ne court pas à sa perte mais qui est déjà perdue.
Le film se délecte, dans un processus d’ auto-flagellation complaisant et fascinant, à plonger dans la fange la plus abjecte d’une humanité perdue, coincée dans un Moyen Age qui n’a pas connu, dixit la voix off, la renaissance. La boue, la merde, le sang sont les composants « naturels » d’un monde dystopique à rebours. L’argument SF n’est finalement qu’un prétexte. On a plutôt l’impression d’assister à La chair et le sang de Paul Verhoeven sans la flamboyance et la célébration de la vie. Et pour le côté ludique, on repassera. Pour Guerman, tout est pourrissement et décomposition, saleté et bassesse. La misanthropie bouffonne, volontairement exacerbée, si elle amuse au début, finit par devenir indigeste, impossible à regarder de front. L’aigreur et le mépris suintent par tous les bords du cadre. S’il est effectivement difficile d’être un dieu, il est encore plus difficile d’aimer les hommes pour Guerman, qui livre un constat lucide mais déprimant de la condition humaine.
Jamais enfer n’avait paru si palpable, présent sur un écran. Mais la grande question que l’on se pose : avons-nous vraiment envie de voir ça ? Sommes nous prêts à suivre pendant 3h des aberrations de la nature toutes plus ignobles les unes que les autres ? Tout ça dans un splendide noir et blanc, légèrement granuleux. Le film est évidemment une métaphore sur l’obscurantisme et la barbarie du monde contemporain, un constat d’échec sur la défaite de la pensée, du vivre ensemble.
Anachronique et pourtant animé d’un discours moderne, Il suffit d’être un dieu est une fable passionnante en terme de partis pris formels mais souvent indigeste. Cette réflexion sur la corruption de toute forme de pouvoir (politique ou religieux) est traitée dans un style carnavalesque et boursouflé à faire passer des artistes comme Kusturica ou Zulawski pour des maîtres de la sobriété.
(RUSSIE-2013) d’Alexei Guerman avec Leonid Yarmolnik, Yuriy Tsurilo
Edité par Capricci en Coffret avec Khroustaliov, ma voiture !
Format : 1.85 (16/9). Durée : 2 h 50. Noir et blanc. Langue ; Russe. Sous-titres : Frnçais
BONUS
– Guerman enfin… de Guy Seligmann (making of de Khroustaliov, ma voiture !), 1998, 19 min.
– Rencontre publique avec Svetlana Karmalita.
– Photographies de Il est difficile d’être un dieu par Sergueï Aksionov.