Le cinéma inventif et décalé de Bong Joon Ho allait-il s’affadir pour les besoins d’une coproduction internationale ? Les auteurs asiatiques qui émigrent en Occident se sont déjà heurtés aux contingences commerciales dévitalisant de façon spectaculaire leur art si singulier. Wong Kar Wai, John Woo, Tsui Hark, Hideo Nakata et Park Chan Wook, récemment avec le décevant Stoker (ici coproducteur) subirent de telles contraintes qu’ils ont fini par perdre un peu de leur créativité.
Chez Bong Joon Ho, il y a en amont un véritable désir. Le Coréen découvre dans une librairie de Séoul, Le transperceneige, une BD culte en trois tomes des années 80 signée Jacques Lob (puis Benjamin Legrand) et Jean-Marc Rochette. Fasciné par le graphisme pointilleux et le récit passionnant, sorte de BD post-nuke dans l’esprit de Metal hurlant, l’auteur de The host contacte directement les auteurs français pour négocier une adaptation.
Il serait dommage que Snowpiercer pâtisse de la sortie de Gravity car nous sommes bien en présence du blockbuster le plus spectaculaire, intelligent, jouissif et décomplexé que l’on ait vu depuis des lustres renvoyant tous les Elysium ou Oblivion aux oubliettes. Sauf que le film n’a coûté que 39 millions de dollars, un exploit en regard de la qualité plastique de l’ensemble, notamment les décors impressionnants.
En 2031, une nouvelle ère glaciaire contraint ce qu’il reste de l’humanité d’embarquer dans Le Snowpiercer, train gigantesque condamné à ne jamais s’arrêter. Au sein même de cette infernale machine de métal, une hiérarchie a été défini par le concepteur même du train plaçant les les pauvres à l’arrière et les nantis à l’avant. Mais la révolte gronde. Et une poignée de reclus décident de passer à l’action et d’avancer dans le train.
Les premières minutes laissent présager un film de SF plutôt conventionnel, légèrement inspiré de Soleil vert. Mais rapidement, un vent de folie s’empare d’un film protéiforme, enchaînant les ruptures de ton, passant de la comédie burlesque à des scènes de baston ultra graphique avec une aisance confondante. Bong Joon Ho nous embarque dans un récit foisonnant, plus transgressif que subversif, parvenant à magnifier une histoire simpliste de luttes des classes grâce à une liberté de ton constante et une façon presque suicidaire de tourner le dos à toutes les conventions hollywoodiennes. Impossible où presque de deviner qui va survivre ou mourir dans cette véritable fuite en avant où tout se passe à droite et à gauche (jamais en arrière) du train. Le groupe de rebelles franchit chaque compartiment comme une nouvelle étape. Alors qu’on aurait pu craindre un dispositif issu du jeu vidéo, où chaque wagon comporte une action distincte, le génie du cinéaste est de dépasser l’aspect conceptuel d’un système de niveau en recréant des univers singuliers, tant d’un point de vue esthétique que narratif. Bong Joon Ho est un cinéaste de la rupture, du décalage constant. On a l’impression qu’il cherche constamment à surprendre, secouer le spectateur un peu comme Takashi Miike, autre fondu asiatique.
Cette manière de dynamiser le récit, de le tordre ou de le faire éclater, apporte étrangement une consistance et une distance à la réflexion politique du film. La séquence la plus stupéfiante du film est l’arrivée du groupe de résistants dans une salle de classe. Les couleurs chatoyantes et le décor « Ikea » brillent comme dans une sitcom sous acide , l’institutrice enceinte, tout sourire, récite sa propagande fasciste à des enfants déjà instrumentalisés et le tout se termine par une fusillade explosive, bravant toutes les limites du politiquement correct.
La mise en scène aérienne, tout en mouvement de caméra énergique et scandé par un montage virtuose, porte un récit de plus en plus passionnant au fur et à mesure que l’action progresse. Pour se terminer par un épilogue aussi absurde que nihiliste, et surtout d’une lucidité incroyable sur l’équilibre de l’espèce. Avec tout de même une note d’espoir en conclusion. Bong Joon Ho évite aussi l’un des défauts les plus récurrents des coproductions : l’indigeste casting se transformant en défilé de stars pas impliquées dans le projet. Ici au contraire, les comédiens sont tous épatants. Chris Evans est parfait en antihéros, Son Kang Ho comédien fétiche du cinéaste est génial comme d’habitude, Ed Harris compose un mégalo cynique lucide avec sa classe habituelle. Sans oublier l’extraordinaire Tilda Swinton, méconnaissable sous ses multiples prothèses, qui interprète une sorte de bras droit du tyran avec une folie, une exagération transmettant un plaisir instantané. Un grand numéro de cabotinage.
Bref, Snowpiercer est une petite merveille mêlant discours anar bien senti, séquences d’action merveilleusement chorégraphiées, poésie discrète mais fulgurante comme un haïku et un humour décapant et amoral. Un pur bonheur.
(Corée du sud/France.GB-2013) de Bong Joon-Ho avec Chris Evans, Son Kang Ho, Tilda Swinton, Ed Harris
J’ai été bien secoué aussi. Le réal va à fond dans l’ultra-violence, au risque de choquer (ce qui n’arrive jamais dans les films récents de SF).
Restent quelques bémols : une explication finale quand même un peu foireuse, un monologue final un peu too much pour être crédible. Une fois passée les surprises, je ne sais pas si le film peut être revu avec autant de plaisir.
Mais j’ai bien aimé le rythme du film, très pépère au début (on pense à peu près tous les films de prison) pour devenir de plus en plus what the fuck.
Rebonsoir, rien que pour l’apparition de Tilda Swinton méconnaissable, le film très beau visuellement vaut la peine d’être vu. Bonne soirée.