Bonjour ! Une question facile pour commencer : qui êtes-vous ?
Nous sommes Hélène Cattet et Bruno Forzani, les réalisateurs de « Amer » (sorti en 2010) et de « L’étrange couleur des larmes de ton corps » (qui sortira début 2014)
Vous formez un duo, une paire, un couple. Pourquoi lui et pourquoi elle ? Qu’est-ce que ça change d’être deux dans le travail ? Êtes-vous complémentaires ou bicéphales (compétences et visions disjointes ou bien parallèles) ?
Si on travaille ensemble, c’est parce qu’on vit ensemble et que c’est venu naturellement dans notre vie de tous les jours. Nous sommes complémentaires et vu la complexité d’une collaboration où deux visions ultra subjectives doivent s’harmoniser, il vaut mieux être très proches et intimes pour pouvoir y arriver… on ne pense pas que ce serait possible avec quelqu’un d’autre!
Vous considérez-vous comme des cinéastes de genre ? Des cinéastes belges ? Et si oui et oui, avez-vous l’impression qu’il existe en Belgique une dynamique propre à ce type de films (avec des gens comme Van Dormael ou du Weltz, des festivals comme le BIFFF) ?
On a du mal à se considérer comme cinéastes, car on ne tourne pas tous les jours! Faire un film reste un évènement assez exceptionnel dans notre quotidien! C’est d’ailleurs marrant car, sur « L’étrange couleur… », on a travaillé avec quasiment les mêmes techniciens que sur « Amer » (dont c’était alors la première expérience)… sauf qu’ils ont eu plus de boulot entre les 2 films et ils ont amassé une certaine expérience. Entre temps, nous deux n’avions quasiment rien fait! Concernant la Belgique, il nous semble qu’ici il y a une certaine liberté, peut-être parce que ce n’est pas une industrie. Les films sont moins « catégorisés » et du coup moins formatés. On ne pense pas qu’il y ait une dynamique particulière liée au film de genre en Belgique mais plutôt une dynamique pour des projets atypiques.
D’où vient votre goût pour le giallo ?
Du visionnement répété des films de ce genre tout à fait à part, qui nous ont donné beaucoup de plaisir en tant que spectateurs, proche de l’extase cinématographique! A la fois divertissants et très créatifs!
Pouvez-vous nous toucher deux mots de vos influences principales, en particulier en matière d’image. Des cinéastes, des photographes, des plasticiens qui jouent un rôle dans votre imaginaire visuel ?
Ce qui nous inspire et nous influence, c’est tout ce qu’on a vu et oublié au cours de nos parcours personnels, on ne se revendique de personne mais ça ressort par le biais de l’inconscient, on s’en rend compte plus tard. En vrac (en plus des réalisateurs de cinéma de genre italien), on peut citer Lynch, Araki, Fabre, Tsukamoto, Delvaux, De Chirico par exemple.
Amer est un film qui tient beaucoup sur sa plastique, la beauté de ses images, la minutie de son montage son. Vous sentez-vous proche de réalisateurs comme les frères Quay ? Philippe Grandrieux ? Elias Mehrige ?
On nous a souvent parlé des Frères Quay et Philippe Grandrieux, mais ce sont des cinéastes que nous connaissons peu. Du coup, on a regardé quelques films et on a retrouvé effectivement quelques convergences macabres chez les frères, et des convergences esthétiques visuelles et sonores chez Grandrieux.
Avez-vous vu le documentaire sur l’Enfer de Clouzot ? La séquence onirique d’Amer m’a un peu fait penser aux rushs retrouvés et présentés dans le film de Bromberg. Oui, non, ne se prononce pas ?
De même, lors de la sortie d’Amer, on nous a beaucoup parlé de « L’enfer ». Nous sommes du coup allés voir le film et on a effectivement trouvé des similitudes… même dans les idées que nous avions pour « L’étrange couleur… »! Par contre, avant « Amer », nous avions vu « La prisonnière » et c’est bien sûr un film qui nous avait marqué autant par la thématique que par l’esthétique.
Avez-vous vu Les Nuits rouges du bourreau de jade ? Au-delà des références partagées, goûtez-vous ce type de cinéma, référencé et premier degré ?
Nous avons vu le film au BIFFF et nous avons bien goûté! La séquence d’intro est super belle et l’histoire du poison qui décuple le ressenti, c’est une très belle idée! Et on aime bien Melville! Concernant la référence, il y a un certain fétichisme qui la rend personnelle et la sort du simple hommage.
Tarantino avait retenu Amer dans ses 20 films favoris de 2010. Est-ce que vous retenez Django dans votre top 20 de 2012 ? Où vous placez-vous par rapport à son travail de reprise du cinéma de genre ?
« Django » se place dans nos films favoris de 2013 mais nous, on ne se place nulle part, c’est comme si on comparait le président des USA avec le maire d’un village!
Que pensez-vous du boulot sur l’image de Lars von Trier ? Les quelques secondes visibles de La Couleur des larmes de ton corps m’ont fait penser à la fois à Element of crime et aux très belles séquences ralenties de ses derniers films (Antechrist, Melancholia).
Son travail est impressionnant, il est passé par tant de recherches formelles radicales et opposées, c’est vertigineux! Si les secondes visibles de « L’étrange couleur… » te font penser à « Antechrist » et « Melancholia » c’est qu’elles ont été tournées avec la même caméra. Au delà du travail sur l’image, ses deux derniers films nous ont profondément terrassés!
Qu’est-ce que vous lisez en ce moment ?
« Chair Piment » de Gisèle Pineau pour Hélène et des nouvelles d’Edogawa Ranpo pour Bruno.
A propos d’AMER
Amer est un film très épuré au niveau narratif et d’une densité visuelle incroyable. Comment avez-vous réfléchi le rapport fond / forme ?
Nous l’avons réfléchi en racontant le fond par la forme, ce que certains n’ont pas compris : ils voient les deux comme un antagonisme et non comme un tout. Ils ne conçoivent pas la forme comme un langage mais seulement comme un ornement (on est pourtant au cinéma, pas en littérature!).
Est-ce vous qui avez choisi l’expression « giallo postmoderne » pour qualifier le genre du film ? Qu’est-ce que ça veut dire, au juste ?
Non, on ne l’a pas choisi et on ne pourrait pas donner une définition exacte à ce terme.
A quel stade le film a-t-il été écrit ? Avez-vous très strictement suivi un storyboard qui contenait déjà l’articulation de chaque plan ou bien avez-vous composé Amer au montage en combinant des rushs ?
Le film a été entièrement pensé au scénario, étape où l’on réfléchit déjà en plans, en sons, en éclairages, en jeux d’acteur, en rythme, en éléments de décor, en couleurs, etc. Cette étape est suivie de l’élaboration d’un storyboard très précis. Rien n’est improvisé ensuite.
Quel rôle a joué la maison de Menton ? La connaissiez-vous avant de concevoir le film ? A-t-elle été importante dans l’écriture ? Votre prochain film a été tourné dans de célèbres immeubles art nouveau de Nancy. Quelle place tient l’architecture dans votre imaginaire ?
Bruno connaissait la maison de Menton avant la conception du film car, située à quelques mètres de sa maison d’enfance, elle était réputée pour être hantée. Elle nous a ainsi inspirés et est devenu notre passerelle vers un univers fantastique crédible niché dans le Sud de la France. Nous pourrions en fait dire que l’architecture est l’un des moteurs premiers de nos 2 longs métrages. L’Art Nouveau a été celui de « L’étrange couleur… » : il a permis de plonger dans un univers onirique à Bruxelles, ville dans laquelle nous vivons. Si nous ne trouvions pas le décor, le film n’était (à nos yeux) pas faisable. Et effectivement, ce décor a été enrichi avec des pièces issues de 2 maisons Art Nouveau de Nancy : les villas Bergeret et Majorelle.
La balance constante entre référence et innovation me semble donner à Amer un aspect entre-deux : à la fois un giallo très sérieux et, en même temps, mise à distance du genre. Vous parait-il concevable qu’on trouve ce film drôle, du fait de son outrance, du recul que génèrent certaines de ses inventions visuelles ?
Tout à fait! Si nous avions été spectateurs du film, on se serait bien marrés. C’est quand même à la base un cinéma ludique et outrancier qui est fait pour prendre du plaisir!
L’ETRANGE COULEUR DES LARMES DE TON CORPS
Quoi ?
C’est notre deuxième film.
Quand ?
Tourné en avril-mai 2012, il vient d’être projeté pour la première fois au festival de Locarno et devrait sortir en salles en France et en Belgique début 2014.
Comment ?
Dans la douleur.
Nancy ?
Oui, on y a tourné pendant une semaine. C’était un vrai bol d’air au milieu de la frénésie du tournage, même si on y a surtout tourné de nuit et que ça nous a bien cassés! La villa Majorelle a été l’un des plus beaux décors où l’on a pu tourner.
Et ce très beau titre, d’où vient-il ?
De l’amour qu’on a pour les titres incroyables de certains gialli (« Toutes les couleurs de l’obscurité », « L’étrange vice de Mme Wardh »,…) …et du sujet du film!
Crédits photo : Tobina films et Anonymous