Himizu est une des dernières réalisations de l’iconoclaste japonais Sono Sion (Suicide Club, Cold Fish), qui venait tout juste de nous offrir la pépite Guilty of Romance (Koi no tsumi), voyage sans rémission au plus profond des désirs féminins, sur fond de pulsions refoulées, de meurtres, de poésie et d’exubérance formelle. Pour l’auteur de ces lignes, c’était de loin le meilleur film sorti en 2012 ; de ceux dont on se remet difficilement après la projection. L’attente autour de Himizu était donc grande (je l’avais malheureusement raté lors de sa programmation au BIFFF 2012), mais n’a semble-t-il pas tétanisé Sono, qui a depuis enchaîné l’actioner Kenkichi (porté par Tak Versus Sakaguchi), le drame The Land of Hope (Kibô no kuni), Why Don’t You Play in Hell ? (Jigoku de naze warui ?, actuellement en post-prod.) et la mini-série SF Minna! Esper dayo!. Quelle santé !
Adapté du manga éponyme de Minoru Furuya par Sono Sion himself, Himizu est rehaussé par la présence – dans un petit second rôle – de la muse du réalisateur (depuis devenue sa femme), j’ai nommé la sublime Megumi Kagurazaka (13 assassins), héroïne troublante et furieusement bandante du brûlot arty Guilty of Romance.
A ses côtés, on remarque ce « vieux routard » de Tetsu Watanabe – habitué de la galaxie Kitano (Sonatine, Hana-bi, Takeshi’s) – et Mitsuru Fukikoshi (Gamera, l’attaque de la légion, Cold Fish). Les rôles principaux sont tenus par les méconnus Shôta Sometani (The Milennial Rapture, dernière œuvre du regretté Kôji Wakamatsu) et Fumi Nikaidô (The Warped Forest, Lesson of the Evil de Takashi Miike).
Himizu s’ancre dans un décor post-apocalyptique : des paysages dévastés des suites d’une catastrophe naturelle (tremblement de terre) et au sein desquels se débat toute une galerie de personnages. L’accident nucléaire de Fukushima est presque tangible et sous-jacent. C’est comme si les nuées radioactives n’avaient laissé derrière elles que misère et désolation… Sumida (Shôta Sometani), adolescent taciturne, se meut dans ce contexte déprimant, sous les yeux de la mignonne Keiko (Fumi Nikaidô), qui a un sérieux faible pour lui et se conduit en véritable stalker (elle le suit à distance, l’espionne, collecte ses mots, …).
Le garçon est le cadet d’une famille de loueurs de bateaux, qui ont depuis longtemps sombré dans la pauvreté et furent frappés de plein fouet par le cataclysme (ils vivent dans une bicoque de fortune). Un tel postulat aurait pu (dû ?) donner lieu à un drame social misérabiliste et pesant. Néanmoins, comme d’habitude, Sono Sion dynamite le genre de l’intérieur pour l’emmener ailleurs.
Les accès de brutalité – récurrents – induits par les apparitions du père de Sumida sont une fausse piste. L’essentiel est tout autre, se manifestant par des éléments plus posés et intimistes, à l’image de ces instants suspendus où les personnages ont le regard perdu vers des vestiges du séisme, leur rappelant avec force mélancolie leur vie d’avant.
Himizu surprend par ses rapports humains rêches – voire cruels – à l’exemple de ce jeu de séduction déséquilibré (l’une est en demande, l’autre est insensible aux avances) entre Keiko et Sumida, leurs petits jeux tournant quasi au pugilat.
Les relations parents-enfants sont tout aussi brutales et douloureuses. La mère de Sumida le laisse régulièrement gérer seul son ex-mari violent, puis l’abandonne à la précarité, tandis que la mère de Keiko maltraite sa fille, la torture psychologiquement et affirme qu’elle l’empêche d’être heureuse. De superbes exemples de stabilité familiale et émotionnelle…
Sono Sion esquisse les contours d’une chronique sociale douce-amère, où des individus écorchés vifs se démènent face à l’absurdité et la monotonie de leur quotidien. On y reconnaît la patte du cinéaste, passé maître dans l’art du décalage et cette façon d’insuffler de la singularité aux tranches de vie les plus mornes (à cet égard, les séquences impliquant le pickpocket sont impayables).
Il maintient toujours les choses sur le fil, proches du point de rupture et à deux doigts de sombrer vers quelque chose de foncièrement différent. Un certain art de la rupture de ton ; l’innocence menant au drame, la comédie à l’horreur, ou encore la légèreté à la noirceur absolue.
Maintenir cet équilibre fragile et le faire tantôt basculer de part et d’autre en gardant le spectateur sous tension – pour le conduire où on le désire – est un travail d’orfèvre et de fin stratège (seul le surdoué Bong Joon-ho le pratique à ce niveau). C’est l’apanage des plus grands et de Sono, un des auteurs les plus précieux du cinéma mondial (j’assume totalement cette dernière sentence). Les festival les plus cotés l’ont déjà compris, mais n’attendez pas que l’entièreté des bobos parisiens s’en soient emparé.
Himizu (2011) de Sono Sion, avec Shôta Sometani, Fumi Nikaidô, Tetsu Watanabe, Mitsuru Fukikoshi, Megumi Kagurazaka.
Review Blu-ray
Cette édition Blu-ray (zone B), imputable à l’éditeur british Third Window Films, bénéficie d’un master HD convaincant, sans scories et fidèle à la colorimétrie souvent délavée de l’œuvre. En bonus DVD, on retrouve un copieux making of (70 min.), des scènes coupées/extended et une interview avec Denden (acteur), sans oublier l’habituel trailer du film.