Quentin Dupieux est décidément un drôle d’oiseau.
Autodidacte excentrique, docteur Jekyll cinématographique caché derrière le pseudo-nommé Mister Oizo (repéré à l’aube des 90’s par un coup d’éclat marketing, qui fit bien plus de pub à sa french-house et sa marionnette étendard Flat Eric, qu’à la marque de jeans qu’il était supposé promouvoir), il aura su, en l’espace de deux films seulement, s’inscrire dans le cercle très fermé des jeunes auteurs visionnaires du cinéma de l’absurde (aux côtés de Spike Jonze et Michel Gondry).
Si Steak, sa première tranche délire, avait été quelque peu vampirisée par le duo idiot Eric & Ramzy, il témoignait pourtant de la teneur déjà très expérimentale de son cinéma, celui-là même qui tracera plus franchement sa route en 2010 avec Rubber, film d’horreur improbable, narrant les méfaits d’un pneu tueur, sur les highways bitumées du désert californien.
L’ovni caoutchouteux en question avait créé le buzz sur la croisette, mais quelque peu dérouté son public cible (pas assez frénétique pour les rodés du bis et peut-être trop biscornu pour les baroudeurs indés).
Il faut reconnaitre aussi que le film (tout barge qu’il est), avançait constamment en roue libre, et sonnait parfois un peu creux.
Malgré des dérapages visuels gratinés et une scène d’intro mythique (un face caméra en forme de déclaration d’amour cinéphile), il n’échappait pas aux ralentissements narratifs sur la longueur, et calait même sur quelques temps morts.
L’objectif de Dupieux, alors en défriche sur un genre hybride, étant plus tourné vers l’exercice de style (Rubber restera comme LE film pionnier, tourné au 5D mark II et bousté en 35mm) que vers le développement d’un récit au scénario ‘prétexte’, on attendait surtout de voir où aller nous conduire par la suite ce (nouveau) type de cinéma, une fois son code passé.
Suite qui ne se sera pas trop fait attendre, puisque Wrong, nouvelle curiosité du cinéaste iconoclaste, débarque cet été, avec son histoire tout aussi folle, mais résolument plus introspective (car entièrement tournée vers son personnage central, dont nous suivons, pendant une heure trente, le chemin de croix).
L’histoire nous conte en effet le calvaire de Dolph Springer, archétype de la middle classe américaine, se réveillant un beau matin en constatant la disparition inexpliquée de son plus proche compagnon : un canidé nommé ‘Paul’.
Fugue ? Kidnapping ? Accident malheureux ? … Noyé dans l’océan des possibles causes de cette perte soudaine psychologiquement perturbante, Dolph (génial Jack Plotnick portant littéralement toute la détresse du monde sur son visage) va se mettre en quête de retrouver cet être manquant qui, par son absence, dépeuple toute sa réalité.
Comme toujours chez Dupieux, le prologue contient déjà en exergue toute la substance du film.
Dans Rubber, la feuille de route nous était donnée par un flic excentrique (représentant du désordre établi), sortant d’un coffre de cadillac et intronisant à la manière d’un Rod Serling fantaisiste, le passage dans une nouvelle dimension, en démontrant par un discours caustique et un acte gratuit (un verre d’eau sciemment renversé), que toute œuvre fictionnelle est à l’image de la vie : mue par une absence totale de raison.
Dans Wrong (mot anglais bicéphale qui signifie autant ‘injustifié’ que ‘mauvais présage’), cet illogisme structurel est d’entrée signifiée par l’image, et uniquement par elle (comme si cette dernière avait désormais digérée le propos).
Une nuance dans l’amorce, qui annonce une différence de traitement sur le fond : sans commentaire aucun, on y voit en ouverture une silhouette de pompier se défroquer au milieu d’une scène de crime, pour faire ses besoins sur la route, pendant que ses collègues attendent en arrière plan, dans un décor bercé d’une lumière naturelle versatile et de beats electro-synthétiques.
Entre épisode de la vie quotidienne et action saugrenue (mais néanmoins vitale) ; entre chiens et loups : on n’y voit déjà plus très clair, sur la frontière.
On comprendra plus tard qu’il s’agit là d’une scène charnière du film, qui pourra trouver un sens métaphorique dans son apparente irrationalité (finalement, les besoins d’un chien, rudimentaires comme affectifs, sont les mêmes que ceux d’un être humain).
Elle annonce surtout que Wrong, sous ses allures d’œuvre cinglée, fidèle à son maître, n’est pas un film qui a simplement vocation à faire surgir le fantastique d’une brèche ouverte sur le réel, mais bien à faire coexister, dans un même espace, banalité et singularité.
Le but étant de balloter le spectateur entre des variations de tonalités radicalement opposées, et l’amener vers une coalition de ses propres émotions.
Très intelligemment, la bouteille de dissolvant est donc largement déversée sur la barrière des genres, afin de créer la confusion : sommes-nous dans un drame ? Une comédie ? Une fable onirique ? Un thriller surnaturel ? Un peu de tout cela à vrai dire.
Le dénominateur commun à toutes les scènes étant ce petit ‘quelque chose qui cloche’ (‘something’s wrong ?’ Dit l’expression anglaise) élargissant le trouble intérieur du héros à son environnement tout entier, comme une folie contagieuse.
Les détails cocasses (un réveil affichant 7h60, le bureau d’une agence de voyage inondé par une pluie tropicale ) y côtoient des évènements plus dérangeants, souvent liés à la confrontation du protagoniste avec autrui (voisin psychotique, jardinier incongru, nymphette envahissante, policier sado, collègues mouchards), ou avec lui-même (bien que licencié, Springer retourne machinalement sur son lieu de travail comme pour conjurer la réalité).
Quand tout ne vire pas simplement au cauchemar éveillé, avec une scène surréaliste (dont nous tairons la teneur) qui, à mi-parcours survient comme un électrochoc.
L’ambiance, véritablement kafkaïenne, s’étoffe un peu plus encore, lorsque le fameux mystère sur la disparition du chien trouve son explication, substituant à l’énigme, la douce démence, et faisant dériver le film vers le paranormal.
Entre univers décalé et dérives narratives proprement angoissantes, Quentin Dupieux tutoie alors le cinéma de David Lynch dans ce qu’il a de plus viscéral (la perte de repères et d’identité), certains moments évoquant Mulholland Drive.
Les expérimentations visuelles (flou gaussien, couleurs lissées, cadrages insolites) et le travail sonore (somptueuse soundtrack calée comme un métronome sur la mise en scène) lui donnant cependant toute sa singularité sur le traitement esthétique.
Une singularité que l’on retrouve également dans l’écriture marginale, ouvrant ses portes aux silences, aux onomatopées comme aux cris du cœur, et nourrie de dialogues surréalistes mais hilarants, creusant la vérité avec le ventre de la cuillère, et dont la plus belle illustration restera cette pittoresque dissertation téléphonique autour d’un logo de pizzeria.
On est parfois très proche de l’univers littéraire tragi-comique de Samuel Beckett (voir la symbolique de l’arbre, amenée dans les gros sabots d’Eric Judor, adaptant ses niaiseries à la langue de Shakespeare) à ceci près qu’en digne représentant de la sous-culture, Quentin Dupieux ne s’interdit pas les glissements vers l’ânerie pure ou le délire outrancier (incroyable séquence, qui fera date, où un pet-détective tente de reconstituer la dernière journée du chien disparu en interrogeant la mémoire immédiate de ses excréments ! Si, si …) ce qui participe aussi, dans un sens, de la mise en avant de notre rapport à l’animalité.
Par son extravagance décomplexée, et sous ses allures de simple délire Arti, Wrong est donc sans conteste le film le plus abouti de son auteur à ce jour.
Dopé par une prodigieuse performance d’acteur, et doté d’une véritable intrigue au discours sous-jacent, il se paye le luxe d’un final émouvant et quasi poétique, nous laissant avec un drame humain qui ne ressemble à aucun autre.
En guise d’apéro, on vous conseillera de jeter un œil sur le premier chapitre du film satellite Wrong Cops (pas une pré-quelle mais un spin off à visée marketing, mettant en scène le flic cinglé de Wrong, qu’on découvre de surcroit corrompu) mis directement en ligne par Dupieux : http://www.wrongcops.com/
Y voir Marilyn Manson, dé-peinturluré, camper un ado attardé à qui l’on donne des leçons de bons goûts musicaux est juste jouissif !
Sortie en salle le 29 août 2012
Si on a détesté Rubber, est-ce qu’on peut aimer Wrong ? Peut-être… J’étais découragé, mais cet article donne envie. Un jour je suis tombé sur une scène de Wrong où une femme dit à un homme « J’aime fumer » avec un air plus ou moins sensuel… La scène me paraissait si banale et déjà vue mille fois à tous les degrés… Mais bon, on ne va pas juger sur une seule scène. A bientôt donc 😉