Double feature *POLITICA E PASTA*
On dirait que depuis que terrorisme des années 70 est devenu sujet de fiction cinéma, les films se multiplient. Comme d’hab’ il y a du bon et du crado dans la pléthore, depuis le désastreux BAADER dont je causais ici jusqu’au plus intimiste BUNJIORNO, NOTTE, en passant par le gros-budget MUNICH ou la minisérie CARLOS. Séparément, ces récits rencontrent des problèmes d’espaces, pour présenter de façon suffisante les enjeux idéologiques et historiques de cette drôle d’époque.
Considérés comme une nébuleuse et mis bout à bout (ajoutez un AVOCAT DE LA TERREUR et un IDI AMIN DADA pour faire bonne mesure), on commence à distinguer derrière tous ces films des thèmes sous-jacents. Des récits se croisent, des personnages reviennent, des évènements font cascades de dominos. On voit se dessiner une histoire polyphonique, on perçoit les choix de traitements des scénaristes et des réalisateurs, les éventuels éclairages politiques. On perçoit la façon, aussi, dont le temps qui passe nous éloigne de ces évènements réels pour les simplifier, les mythifier, les restreindre à une seule lecture : à en faire des récits, enfin.
Pour ce film clash, pas de fiction, pas de clash, mais deux documentaires produits par ARTE à dix ans d’écart, sur un aspect précis de cette nébuleuse d’activisme : les seventies italiennes.
Le plus récent des films, ILS ÉTAIENT LES BRIGADES ROUGES, part de l’enlèvement et de l’exécution d’Aldo Moro en 1978 pour revenir sur la fondation et la chute de cette fraction armée de l’extrème-gauche italienne. L’ORCHESTRE NOIR, quant à lui, est une très minutieuse enquête sur l’attentat fasciste de la Piazza Fontana en 1969, et ses conséquence au fil des décennies suivantes.
D’un côté des cellules dormantes de petits soldats du peuple, de l’autre des canailles post-mussolinis acoquinées avec des barbouzes états-uniens. Si l’on pense que Bond incarnait alors l’agent de l’ombre, on mesure à quel point il y avait loin du rêve sur pellicule au concret des body bags…
ILS ETAIENT LES BRIGADES ROUGES (2011)
docu de Mosco Levi Boucault, 60+66 minutes, plus une heure de bonus
dispo chez Arte vidéo pour une vingtaine d’euros
Trente ans après leur arrestation, les membres des Brigades Rouges qui ont participés au kidnapping et à l’exécution de Moro ont purgés leur peine. Plus ou moins sortis de tôle, plus ou moins réinsérés, ils ont eu le temps de ruminer à ce qu’ils ont fait, gamins, leur espoir d’embraser les foules de prolétaires, de voir la Révolution l’emporter. Ils avaient trente ans quand leur histoire s’est arrêtée, ils ressortent blanchis et bouffés d’arthrite. Excellente idée de M.L. Boucault d’avoir basé son documentaire sur leur parole : retrouver les vieux, les faire causer. On sent que les mots, à ce stade, c’est tout ce qu’il leur reste. Ils vont donc tâcher de se montrer convainquant, essayer de donner à comprendre au journaliste qui ils sont, ce qu’ils ont faits et pourquoi.
« Ils étaient les brigades rouges » est un plaidoyer tardif pour une cause depuis longtemps éventée. Les raisonnements politiques, les façons de s’exprimer, le jargon du gauchisme de l’époque sont souvent opaques, ou semblent dictés par des esprits bornés, arrêtés dans un passé qui n’est jamais passé. Leurs raisonnements minutieux permettent de passer comme de rien de la lutte des classes à la lutte secrète à la lutte armée. On récuse le terme de terroriste, on parle de guérilla. Derrière chaque acte, on revient sur les débats d’idées, les discussions. Au point que, parfois, ça bugue dans la tête du spectateur. Un charmant papy vient de lui expliquer à quel point c’était malin de décharger un flingue dans la jambe d’un procureur, combien ça faisait avance la cause des camarades des usines… Bien sûr, c’est aussi ça qui fait la valeur de ce film : des témoignages de premières main des acteurs du mouvement sur sa genèse, ses buts, ses errances, et sa fin dramatique.
Pour contrebalancer ce point de vue univoque – bien que certains des vétérans soient plus secs, plus factuels que d’autres, qu’ils reconnaissent parfois des errances, cherchent à se justifier – le documentaire offre, sans commentaire, des images des journaux tévé de l’époque. Et là on est dans un tout autre monde, beaucoup plus familier : celui du fait divers, du vingt-heures-de-TF1. Du sang, des corps, beaucoup-d’émotion, Pape-au-balcon, langue de bois officielle. La démonstration très simple, transparente, d’à quel point la médiatisation par le drame vide les évènements qu’elle prétend commenter de toute idéologie et de toute réflexion.
Enfin, une voix off féminine accompagne tout le récit. Celle d’une militante de l’époque, qui pose de façon plus nette la complexité des enjeux. Comment les syndicalistes, les communistes, toute la gauche italienne en fait, s’est trouvée acculée, dépassée et outrée par les actions des Brigades Rouges. Le contrepoint est important, qui montre la frontière qui existe entre activistes réguliers et clandestins, ceux qui choisissent la rue, les urnes et ceux qui prennent les armes.
A la base de la radicalisation des Brigades Rouges, né mouvement ouvrier, il y a un évènement dramatique : l’attentat de la Piazza Fontana. Prétendument commis par un anarchiste, il se révèla vite être le fruit d’une collaboration entre police et extrème-droite. Quatre bombes, une quinzaine de morts, une quarantaine de blessés : le signal, pour les gauchistes, que leur lutte devenait une guerre et qu’il convenait de riposter. Une tentative, peut-être, d’instaurer un régime autoritaire dans une Italie que le communisme attirait.
L’ORCHESTRE NOIR (1998)
docu de Jean-Michel Meurice d’après l’enquête de Fabrizio Calvi et Frédéric Laurent, 60+64 minutes. Pas de DVD, mais une capture de VHS est dispo en streaming sur Google vidéo
Rarement on aura vu docu d’enquête plus tendu, plus pinailleur, plus savant, aussi. Également composé d’entrevues, d’extraits de dialogues, mais beaucoup plus haché. La parole, ici, n’a pas valeur de témoignage ou de justification. Tous les gens que l’on entend sont impliqués à divers degrés dans une machination opaque, et ils ne causent que pour se faire du tort les uns aux autres. Souvent ils ‘oublient’ des évènements importants, des noms, des rencontres. Les témoignages se contredisent. Régulièrement, à l’écran, une main écrit un nouveau nom sur un organigramme. On voit sa photo, on entend ce qu’il a à dire. « L’Orchestre noir » est le fruit d’une enquête sur plus de vingt ans. Il faut s’accrocher pour ne pas s’y perdre. Le dédale est immense et il débouche à des endroits imprévus…
Dans l’extrême-gauche du film précédent, la complexité était dans les idées : guérilla contre grève, médiatisation contre secret, Lénine vs. Trostky, Staline vs. Mao, etc. Comment s’organiser ? Que demander ? Quels moyens ? Dans les réseaux néo-fasciste, les problèmes sont pratiques : qui décide quoi, qui manipule qui, qui te tient par les couilles, qui joue double, triple jeu, et au sommet de la pyramide, y a-t-il vraiment quelqu’un ?
En deux heures de cette cascade d’information, on croise une loge maçonnique occulte, la CIA, les service secrets militaires américains, un ancien de l’OAS, des règlements de compte au sein d’un parti chrétien-démocrate, des ex-mussoliniens, un ex Waffen SS, un Prince Noir. Des petites mains en tôle à vie décidées à baver et des juges menacés pour tenter d’élucider les liens. Un incroyable scénario de thriller, si ce n’était son abominable complexité.
Et c’est là l’épatant, en réalité, que tout reste embrouillé même au terme du film. Là où certains aimeraient voir dans ces attentats la main unique des Etats-Unis, des fachos, d’Andreoti, la réalité est cent plus complexe. Il n’y a pas de Grand Complot, à la fin, seulement des circonstances, des volontés disparates, des liens secrets qui unissent des crapules au travers du monde, pour le résultat que l’on sait.
Au terme de l’histoire, on retrouve même les Brigade Rouge, pour un éclairage étonnant sur la fin d’Aldo Moro. Je recommande plus que vivement de mater les deux docus à la suite, l’un éclairant l’autre et approfondissant les récits de façon édifiante.
Et puis, juste pour rigoler.
Dans les boni du film sur les Brigades Rouges, on a droit aux interviews des ‘camarades français’, les vétérans de la Gauche Prolétarienne. A eux de nous expliquer, entre autres, pourquoi ils n’avaient jamais pris les armes. Après avoir entendu les vieux ritals séchés par la tôle, nos ex-Mao July, Geismar ou Cohn-Bendit font gras notables. Tandis que les BR bricolaient des bombes, eux causaient avec Sartre et Deleuze au Flore : dans la famille terrorisme, on a vu plus tendu ! Autre son de cloche dans le film sur les fachos, curieusement. Là les Français tiennent des rôles à leur mesure. A croire qu’on a toujours été plus doué pour la guérilla contre-insurrectionnelle, l’obtention d’infos par la torture et la formation de criminels. Ceux qu’on nous dépeint dans l’Orchestre Noir valent en tout cas leur tour de gégène. Bizarre déséquilibre de représentation, donc, qui ne rend pas justice à ce beau grand pays démocratique qu’est le nôtre, celui de Jaurès, de la Résistance et de mai 68 (kof kof).