Certains films frappent d’emblée par leur radicalisme aussi bien formel que narratif. Les premières minutes de Canine risquent de décontenancer les plus courageux. L’austérité volontariste du début ne doit cependant pas être un obstacle pour apprécier cet ovni beaucoup plus ludique et accessible qu’il ne le paraît. Immergé dans un univers clos et étouffant, le pauvre spectateur ne comprend pas grand-chose au départ, s’aventurant périlleusement au sein d’un cinéma grec pratiquement invisible chez nous.
Des jeunes gens écoutent religieusement une voix monocorde provenant d’un magnétophone archaïque. La voix semble être celle d’un gourou qui n’est autre que leur père en réalité. Ils possèdent une attitude singulière, échangent entre eux des regards étranges, presque absents et déshumanisés. Ils jouent à des jeux curieux sans intérêt réel. Exécutent des figures absurdes pour le compte (le plaisir ?) de parents visiblement satisfaits de leur progéniture. Qui sont-ils ? Pourquoi se comportent-ils de cette façon ? Ils ne vivent pas normalement si l’on s’en tient aux codes sociaux qui régissent nos existences. Mais en même temps, ils ne sont pas atteints d’une maladie dégénérescente ou congénitale. Quelque chose cloche. Le pot au rose se dévoile rapidement. Leur père, un fonctionnaire comme un autre, a choisi un mode d’éducation pour le moins extrême en les isolant totalement du monde extérieur et en les élevant comme on dresse des animaux, et particulièrement les chiens.
La grande intelligence du cinéaste est de partir de ce postulat sans en expliquer les raisons. Il ne cherche pas à analyser une situation éducative invraisemblable et absurde. Ce qui a pu amener un père de famille comme les autres à traiter ses enfants de la sorte ne l’intéresse pas. Ce jeune cinéaste grec évite tout discours didactique et réflexion intellectuelle pesante sur le rapport nature / culture, concept philosophique pourtant au centre de ce film autre. En revanche, il décrit avec une force cinématographique incroyable un processus de dressage hallucinant et l’attitude très « bestiale » et sauvage de ces jeunes adultes désincarnés. Les jeunes comédiens sont vraiment épatants, incarnant avec une réelle conviction des êtres au comportement mécanique, au regard hagard, dénué, du moins en surface, de sensible. Leur manière de se déplacer, de bouger, de tourner la tête évoque par instants des figures de danse contemporaine, fixées ici par des cadrages d’une invention constante.
Yorgos Lanthimos enchaîne les scènes absurdes et décalées avec un sens du grotesque parfaitement assumé. Les deux sœurs jouent à s’anesthésier. Le frère massacre un chat, incarnation du mal, monstre vivant à l’extérieur de leur prison dorée. Une chorégraphie hilarante le soir de Noël assimile ses enfants à des animaux domestiques. Les scènes de sexe, frontales et dénuées de tout érotisme, reflètent parfaitement ce qui manque chez ces jeunes gens : du sensible, de la compassion.
La réflexion sur l’inné et l’acquis passe par un dispositif verbal très simple. Le père apprend à ses enfants, avec la complicité subie de la mère, à nommer les objets par d’autres noms. C’est ainsi par exemple que le téléphone (objet à bannir si on veut éviter l’extérieur) est nommé pour évoquer le sel. D’autres exemples abondent dans ce film singulier, d’une bizarrerie jamais fabriquée et « m’as-tu vu ».
Ces jeunes gens, coupés du monde extérieur, ont développé leur propre logique, leurs propres attentes sous le regard quasi-expérimental d’un père dont on ne comprendra jamais les motivations. Mais, et c’est bien la seule morale de ce film lucide et brillant, tout a une fin. On n’empêchera jamais quiconque d’aller voir ce qui ce passe au-delà des murs. La curiosité, le désir d’aller voir ailleurs l’emportera toujours. C’est dans la nature humaine de voler de ses propres ailes à un moment donné.
En surface, Canine pourrait s’apparenter au cinéma de Michael Haneke ou de Urih Seidl. Même ton glacial, même type de dispositif, même virtuosité à élaborer des plans splendides, articulés autour d’un montage précis, même recherche naturaliste dans la composition des images. Mais l’humour et la distance, ainsi qu’un certaine modestie, éloigne le grec des deux autrichiens, plus enclins au dogmatisme et au cynisme. Yorgos Lanthimos n’affiche aucun mépris ni jugement à l’égard des ses personnages.
En ne cherchant pas à analyser la situation, Canine devient presque une comédie burlesque, décalée et absurde, scandée par de brusques ruptures de ton ou d’accès de violence, pas si éloignée finalement des premiers films iconoclastes d’Alex Van Warmerdam, notamment du génial Abel.
(GREC-2009) de Yorgos Lanthimos avec Christos Stergioglou, Michele Valley, Aggeliki Papoulia
Edittions MK2. Langue : Grec. Sous-titres : Français . Format: 16/9 compatible 4/3 format respecté 1.78. Image et son: Stéréo – Couleur. Durée : 95 mn