"Pour Tsurugi, c’est no future pour tout le monde."
David Martinez – Livret du coffret Street Fighter – L’Intégrale.
Quand Enter the Dragon de Robert Clouse sort en août 1973 aux USA, cette coproduction entre la Warner Bros. et la Golden Harvest impose enfin Bruce Lee comme une star non plus exclusivement asiatique mais internationale. La réponse japonaise se fera par les Street Fighter, qui n’ont qu’un lointain rapport avec leurs homonymes vidéoludiques et de fait, avec le Street Fighter de Steven E. de Souza de 1994 et le récent Street Fighter : La Légende de Chun-Li d’Andrzej Bartkowiak (mais faut-il vraiment évoquer ce dernier ?…). The Street Fighter est une trilogie de la Toei Company, composée de The Street Fighter, The Return of the Street Fighter et The Street Fighter’s Last Revenge, le tout filmé par Shigehiro Ozawa dans l’année 1974. À cette trilogie, se rattache de façon lointaine la série Sister of Street Fighter. Voici celui par lequel tout a commencé : Gekitotsu! Satsujin Ken.
L’histoire de Gekitotsu! Satsujin Ken peut se résumer comme suit : Le mercenaire Takuma Tsurugi organise l’évasion d’un karatéka condamné à mort grâce à un subterfuge. Mais les commanditaires, le frère et la sœur de l’évadé, n’ont pas les moyen de payer le truand. Ni une ni deux, Tsurugi tue le frère par accident et vends la sœur comme prostituée. Par la suite, Tsurugi refuse la proposition de l’organisation des Cinq Dragons de Hong-Kong d’enlever la jeune héritière d’une société pétrolière. Dès lors, les Cinq Dragons n’ont d’autre choix que de l’éliminer pour ce qu’il sait. Le karatéka évadé apprends la mort de son frère et s’associe à à la triade pour tuer Tsurugi. Ces péripéties émaillées de luttes au corps-à-corps nous amènent au clou du spectacle : le combat final sur un pétrolier où le "street fighter" se bat seul contre tous. Les comptes se solderont définitivement sur le pont sous la pluie battante.
Voilà ce qu’on appellerait un scénario marabout-bout-de-ficelles, qui sous les dehors d’exploitation la plus bas du front avec ses facilités et ses coïncidences forcées, illustre un monde profondément chaotique. Les alliances se font et se défont, les paroles se trahissent, les coups fourrés abondent. Nous sommes pourtant loin des Yakuza Eiga de Kinji Fukasaku (Le Cimetière de la morale, Combat sans code d’honneur, Okita le pourfendeur) et de leur étude de la pègre au scalpel (qui est également celle du Japon d’après la seconde guerre mondiale et, en filigrane, du Japon des années soixante-dix), où le chaos d’un univers décrit s’accorde avec le chaos de la réalisation. Ici, c’est du net, du simple, du carré, servit par une réalisation brute de décoffrage. À un moment, la télévision parle même d’un "pays en crise". De là à lier la crise pétrolière globale de 1973 et le combattant des rues, il y a un pont que je n’oserais pas franchir.
Si les Street Fighter n’ont rien d’exceptionnel au niveau formel, ils ont dans leur jeu un atout de poids avec le personnage de Tsurugi qui est un passionnant portrait d’anti-héros. À l’opposé de la loyauté intrinsèque et de la haute valeur morale des rôles incarnés par le petit Dragon, Tsurugi est son double en négatif. L’homme est violent par nature, vénal, machiste, sans remords, sans compromis et capable de toutes les bassesses. Tsurugi vit ainsi, sans aucune finesse ni culture (nous pourrions le soupçonner d’être bête aussi mais je n’ose l’écrire trop fort, sait-on jamais, s’il venait à passer dans les environs). Un être détestable et pourtant rendu sympathique par le charisme et le surjeu physique phénoménal de Sonny Chiba qui transforme son super-voyou monochromatique en personnage à mi-chemin entre le dessin animé et le live.
Tsurugi est homme quasi sans passé. Seul compte l’instant présent, aux alternatives les plus réduites (tu es avec moi ou contre moi), dans une existence de prédateur. D’ailleurs, il est même traité de "bête" par l’héritière Seraï. C’est un archétype malmené du héros hiératique, à la limite du serial-killer à proprement parler tant son rapport à autrui est binaire : "Tuer ou être tué". Habité par un feu insatiable, son seul exutoire réside dans le combat perpétuel. Un combat sans code d’honneur ? Ou plutôt un code d’honneur très personnel. Sa seule foi ? En la force la plus brutale et expéditive possible. Sa seule loi ? Dans le respect du contrat.
Il n’y a ainsi aucune évolution du personnage, aucun parcours émotionnel, même s’il ressent quelques vagues émotions non guidées par la revanche à de rares moments. La seule exception qui introduit de la "profondeur" dans le récit est le trauma initial qui surgit en flash-back quand Tsurugi reçoit une sévère correction de la part de maître Masaoka, le meilleur karatéka du Japon. Cet acte fondateur vécu alors qu’il était enfant montre son père fusillé en tant que traître à la patrie qui le quitta avec ces mots : "Ne fais confiance a personne. Dans ce monde, tu ne peux compter que sur toi. Apprends à te battre, endurcis toi, deviens le meilleur. Jamais personne ne doit te battre."
Il est facile d’y voir un pré-punk indomptable, seulement motivé par son mode de vie et ses intérêts à court terme, une image de David Martinez relevée sur le livret du coffret Street Fighter – L’Intégrale. David Martinez a suivit un parcours de journaliste spécialisé dans le cinéma asiatique. Il fut le rédacteur en chef du précieux HK Extreme Orient Cinema, plus connu sous le nom de HK Magazine. Une revue cruciale des années quatre-vingt-dix qui aura éveillé nombre de cinéphiles français à tout un pan du cinéma auparavant minimisé, si ce n’est marginalisé. Depuis, il officie sur la conception des DVD au sein de l’extension éditrice du magazine disparu, HK Video. Une maison d’édition discrète mais d’importance, en témoignent les somptueux coffrets Baby Cart et Le Syndicat du Crime.
Si cette production a remuée les esprits, en dehors des cabrioles de Chiba, c’est par la musique pop de Toshiaki Tsushima et son thème obsédant mais, avant tout, par une violence manifeste : coup fatal sur un crâne en rayon X, énucléation, arrachage de gorge et autres sévices "à la main". Tant et si bien et qu’il fut le premier film non pornographique sur le sol américain à être classé X puis R après coupes, à cause de ses débordements. Le film, distribué par la New Line (pour l’anecdote, c’est un certain Jack Sholder qui effectua le titrage US du générique), remporta le succès et Chiba devient connu du jour au lendemain.
The Street Fighter marqua de manière indélébile Quentin Tarantino au point qu’il le cita dans son script pour True Romance de Tony Scott comme le film préféré de Clarence (traduit sous le nom Le Castagneur en version française) et qu’il offrit à Sonny Chiba le rôle d’Hattori Hanzo dans Kill Bill Volume 1. Il est à signaler qu’en France, alors que The Street Fighter n’est jamais sortit dans une salle du pays, il porte le titre assez incongru de… Autant en emporte mon nunchaku !