Guy Maddin a des trous dans la tête


C’est intéressant, vous répondez souvent aux questions à propos de la particularité de vos films en disant que vous aimez ce style et vous le vouliez, mais aussi que de toute façon vous n’aviez pas le temps de faire autrement. Or, pour nous, vos films paraissent plutôt plus difficiles à réaliser.

Hé bien, j’avais exactement la même discussion avec quelqu’un à Reykjavik il y a deux jours. Mais non, pour moi c’est une seconde nature. Je dessine toujours selon mes émotions et mon état d’esprit courant, et j’ai souvent l’impression d’être en train de dessiner. Et je dessine très vite, ça vient directement du subconscient, comme les anciens surréalistes. Et ensuite plus tard, on se rend compte que parce qu’ils viennent directement du subconscient, ils sont vrais et ils forment un tout, quels qu’ils soient. C’est comme plusieurs portraits d’une même personne.
Aussi contradictoire qu’ils puissent être, et tout le monde est fait de contradictions, s’ils sont honnêtes, ils forment un tout parfaitement cohérent. J’étais content de la façon dont j’ai écrit Brand Upon The Brain, si rapidement, et pourtant tout s’emboîte sans avoir à couper quoi que ce soit. J’ai simplement écrit, je n’ai même pas relu, je l’ai filmé de mémoire. Et quand on a fait le montage, tous les fils directeurs se sont occupés chacun d‘eux-mêmes et ça a donné un film.

Ca veut dire que vous êtes un génie (rires) !

J’ai réussi à donner naissance à un gros bout de vérité. J’imagine que ça aurait pu être moins ordonné parce qu’il y a tellement d’autres vérités dont je n’ai pas voulu m’embarrasser. Mais c’est sorti comme ça, voilà tout.

Au début du film, il y a plusieurs mystères, ce qui est typique de vos films. Mais ce qui l’est moins, à la fin le narrateur parle de moins en moins et les choses se passent plus vite, ce n’est pas toujours clair (par exemple quand les deux enfants courent nus dans la forêt).

Oui, le narrateur a de moins en moins de choses à dire. Je voulais juste qu’il établisse un ton au départ, mais je voulais quand même que ce soit un film muet. Donc je me suis assuré qu’il soit bien là au début, pointant dans la bonne direction puis qu’il laisse le spectateur seul. C’est pourquoi pendant les 20 dernières minutes, le narrateur ne parle que 2 fois je crois. Et c’est pour ça que Lou Reed s’est endormi alors qu’il narrait. Il s’est dit : j’ai 20 minutes, je vais faire une petite sieste. Et il a raté ses deux dernières répliques (rires) !

Vous pouvez nous en dire un peu plus sur la narratrice ? Qui est-elle ?

En fait, je ne sais pas vraiment, juste le narrateur, un narrateur omniscient. Parfois elle est la conscience de l’enfant, ou sa libido, ou quelqu’un qui a pitié de lui, et parfois juste un narrateur omniscient comme dans les livres, qui rapporte les faits.
J’ai lu des choses à propos du cinéma muet, c’était commun en Europe et au Japon que des narrateurs parlent. En Europe, c’était des explicateurs. Mais au Japon le narrateur prenait la voix de plusieurs personnages, et ils allaient jusqu’à changer le cours du film, voire même créer un cours contraire à celui des images du film. Donc ils étaient très impliqués, on les appelle les narrateurs Benshee. C’était toujours des hommes, mais le dernier d’entre eux est une femme. Elle a entraîné les plus vieux narrateurs Benshee il y a quelques décennies, elle est très vieille maintenant. Mais elle vient encore à San Francisco, où il y a une très grande communauté japonaise, et elle narre encore des films de temps en temps.

Vous pouvez nous en dire plus sur The Film Company ? Qu’est-ce que c’est, une entreprise, un groupe d’amis ?

C’est une expérience intéressante dans le business sur le modèle Utopia. Ca a commencé en tant que studio sans but lucratif, dirigé par Greg Lachow. Il avait plein d’amis et de volontaires qui travaillaient dur et ils ont fait trois films. Le mien était le deuxième. Mais c’est alors qu’ils ont eu des problèmes à trouver de l’argent. Je crois qu’ils ont dépassé le budget sur le mien, mais je ne pense même pas que le mien ait vraiment coûté cher. Ensuite d’autres gens ont pris le contrôle de la compagnie et tout le monde est devenu ennemi l’un de l’autre et se poursuit en justice. Les Utopistes ont disparu depuis longtemps. Je suis triste, mais à la fois, ça ne me surprend pas. La nature humaine ne fonctionne pas trop avec ce concept.

La façon différente de travailler est une chose qui nous intéresse à Cinétrange, alors nous sommes triste d’entendre que ça ne s’est pas bien terminé…

En fait, ce travail sous forme d’opération Utopienne a bien marché pendant un moment et j’ai été amené à travailler avec des collaborateurs incroyables que je n’aurais pas rencontrés autrement.
Le directeur de la photographie, Benjamin Kasulke, était si gentil qu’il m’a laissé filmer la moitié du film, car c’est important pour moi d’être derrière la caméra. Mais pour l’autre moitié, celle qu’il a tournée, il a adopté mon style et je suis incapable de différencier ses plans des miens. Je me rappelle quand on regardait les rushes, on croyait que ses plans étaient les miens, et le contraire.
Mon monteur, je ne pourrais pas faire de films sans lui, John Gurdebeke.
Mon composeur, Jason Staczek, que j’ai rencontré à Seattle, je travaille toujours avec lui. J’aime faire des films qui ont une musique logique, c’est important que la musique porte le spectateur. Dans Brand Upon The Brain et dans My Winnipeg, il y a 98% de musique. La plupart des films en ont 60%. J’adore vraiment la musique que Jason a créée.
Et mon collaborateur à l’écriture, George Toles, la personne la plus importante que j’aie jamais rencontrée dans ma vie. Il joue toujours un rôle important au montage, il fait des petites suggestions et tout ça.
J’adore toutes ces collaborations.

Aviez-vous prévu dès le départ que la musique serait écrite spécialement pour le film ?

Oui, ça faisait partie du contrat quand j’ai été invité à travailler avec cette compagnie au départ, le compositeur faisait partie du projet.
Je n’avais jamais entendu parler du lui et j’étais sceptique. Ensuite j’ai entendu parler de lui à propos d’un autre film, et j’étais encore plus sceptique.
Mais il était si agréable et versatile, il proposait des musiques qui marchaient si bien.
Jason postait la musique sur un FTP, avec les images et tout, et donc je pouvais l’écouter et le regarder et donner des instructions. Mais après un moment, je ne donnais plus aucune instruction. Pour My Winnipeg, je n’avais donné absolument aucune instruction. Je lui ai donné le film, il m’a donné la musique.
Alfred Hitchcock avait fait comme ça avec Bernard Herrmann. Il lui avait donné cette grande scène de Sueurs Froides, quand Jimmy Stewart conduit une voiture devant une projection d’arrière-plan pendant 10 minutes et lui avait dit : voilà, cette scène est à toi Bernard (rires).
Je me suis rendu compte que quand j’écoute cette musique de Sueurs Froides au montage, je n’arrive jamais à couper parce que n’importe quoi se laisse regarder défiler avec cette musique. Alors j’ai dû bannir Bernard Herrmann de mon studio (rires).

Ok merci beaucoup. Ai-je oublié de vous demander quoi que ce soit d’intéressant pour nos lecteurs français ?

Heeuu, il doit s’être passé quelque chose d’étrange… En fait, la seule chose qui ce soit mal passé, c’était pour la séquence d’ouverture. Je voulais un cerveau humain dans cette séquence, marqué avec un fer du titre du film (Brand Upon The Brain) (branding iron = fer à marquer le bétail, ndlr). Bien sûr, je ne pouvais pas avoir de cerveau humain. J’aurais pu en faire un en plâtre. Mais je voulais un vrai cerveau, un cerveau de vache. Mais j’ai appris des abattoirs qu’ils fracassent la tête des vaches et que ça détruit leur cerveau ! Alors je suis allé à un autre abattoir et ils m’ont dit qu’ils m’enverraient des cerveaux de porcs. Donc une caisse pleine de glaçons est arrivée sur le plateau. Je l’ai ouverte et les cerveaux de porcs étaient à peine plus gros que des noix ! Et le fer à marquer était trois fois plus grand (rires). J’ai laissé tomber. C’était la seule malchance sur ce film.
Sinon, c’était un grand moment de me rendre à Seattle, et aussi de travailler avec tous ces gens à Seattle. Je suis allé rencontrer tous les acteurs le jour précédent le démarrage. Sur la côte ouest, ils ont une attitude différente vis-à-vis de la nudité. Tous les acteurs ont enlevé leurs habits et ont demandé : quel costume doit-on essayer maintenant ? Moi je regardais toute cette nudité si belle, et eux ils étaient debout devant moi, en train d’essayer de m’impressionner, de me rendre heureux. Et je crois que je l’étais ! C’est sûr que je l’étais pendant les dix jours suivants ! Un jour parce que je les regardais nus (rires) et neufs jours de tournage.

Cette histoire de cerveau de vache est cocasse… parce que le titre français du film signifie « des trous dans la tête » !

Ah oui, ça a plus de sens. Peut-être que j’aurais dû faire cette séquence d’ouverture avec le cerveau de vache juste pour la version française ! Il faudra que je pense à ça la prochaine fois.
Mon prochain film s’appelle Key Hole. J’ai un autre titre, c’est Naked Ghost, parce que je sais que les gens regarderont le teaser sur internet si j’utilise le mot naked. Le film le pire que j’aie fait est peut-être Nude Caboose, je l’ai tourné avec un téléphone, et il était sur YouTube pendant un moment, avant qu’il ne soit enlevé pour cause de nudité. Il a eu 500.000 visites en 3 jours. C’était incroyable, ça faisait plus de gens que tous ceux qui avaient tous mes autres films réunis.

C’est un peu triste quand même…

C’est triste oui, mais pourquoi être triste (rires) ?

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