Depuis Tokyo Sonata, sorti en France en 2008, Kiyoshi Kurosawa n’avait rien tourné. Après quelques projets avortés, dont parait-il un ambitieux film de SF, le japonais nous revient discrètement par la petite lucarne avec un film destiné à la télévision. Ou plutôt une série en 5 épisodes regroupés pour sa distribution en salles en deux parties : Celles qui voulaient se souvenir et Celles qui voulaient oublier pour une durée totale de 4 h 30.
Miracle ! Il s’agit d’un chef d’œuvre absolu, une œuvre somme, un pic dans la carrière d’un auteur aujourd’hui un peu oublié. Kurosawa, en adaptant le roman à succès de Kanae Minato livre un magnifique film de fantôme, fidèle à la tradition des Kwaidan, sans que jamais les éléments fantastiques ne soient explicites. En apparence, le film se rattache au récit policier à tiroir.
4 jeunes filles âgées de 8 à 9 ans sont témoins du meurtre d’une de leurs camarades de classe. Elles ont toutes vu le visage de l’assassin mais ne s’en souviennent pas ou ne veulent pas s’en souvenir. La mère de la victime les condamne à la pénitence (shokuzai en japonais). 15 ans plus tard, elles sont devenues des jeunes femmes profondément marquées ce trauma d’enfance. Et la mère, Asako, tel un spectre revenu hanter leur mémoire, les rappelle à leur devoir.
La première partie dresse le portrait de deux jeunes femmes qui veulent se souvenir. Sae, qui est restée une petite fille depuis le drame, est confinée dans son rôle de poupée par un mari fétichiste et limite psychotique. Maki est une enseignante qui semble envisager la vie de façon mécanique. Elle fonctionne comme un robot jusque dans son explosion de violence, lors d’une séquence inouïe au bord d’une piscine.
La deuxième partie est centrée sur celles qui ne voulaient pas se souvenir soit Akiko, la fille ours, en proie à un frère aux tendances pédophiles et la plus retords de toutes : Yuka, jolie fleuriste, qui tente de subtiliser à sa sœur son mari.
Shokuzai est un drame poignant sur la mémoire, une œuvre bouleversante qui dresse un état des lieux d’une civilisation dominée par les hommes. Selon Kurosawa, la société japonaise brime les femmes, elle les plie aux désirs absurdes et malades des mâles dominants. Mais au-delà de ce discours féministe qui n’est pas nouveau chez l’auteur de Cure (mais qui possède une dimension extrême à la limite du pastiche), Shokuzai brise les règles du polar classique pour glisser dans une ambiance « fantastique » à la fois glaçante et émouvante, teintée de satire sociale.
Le scénario, remarquablement équilibré en dépit de son aspect hétéroclite, est littéralement transcendé par une mise en scène épurée qui parvient à créer une tension palpable avec trois fois rien. Kurosawa est un maître du cadre. Chaque plan est une merveille de composition graphique et surtout la mise en scène nous immerge dans une atmosphère anxiogène et déshumanisée. La beauté froide de la photographie illumine des décors déserts et aseptisés où déambulent nos belles héroïnes, telles des silhouettes fantomatiques, prisonnières d’un destin tragique. C’est tout simplement magnifique, peut-être le plus beau film de son auteur même si la deuxième partie déçoit un peu par sa volonté d’aérer son récit par un ton plus léger, parfois à la limite du grotesque.
On sort de la salle avec des images plein la tête, impressionné par la simplicité avec laquelle Kurosawa plante un décor, crée l’inquiétude, observe ses contemporains. L’ouverture, le meurtre d’Emilie, est un modèle de construction. Tout est filmé hors-champ ou presque mais le malaise qui s’insinue en nous est vraiment tenace. Il s’agit d’un film important. Seul bémol au fond : la résolution finale qui s’étire en longueur. A défaut de surprendre vraiment, elle n’en reste pas moins extrêmement émouvante et avance une idée paradoxale et touchante. Le plus monstrueux des hommes n’en est pas moins le plus touchant et le moins phallo de tous ceux décrits dans le film. A méditer.
(JAP-2012) de Kiyoshi Kurosawa Kyôko Koizumi, Sakura Ando, Chizuru Ikewaki
Disponible en dvd et en blu-ray le 6 novembre 2013 chez Condor Entertainment.
En effet la résolution finale s’étire vraiment beaucoup en longueur, à moins que ça vienne du fait que j’ai vu les deux parties de suites, mais je n’était vraiment plus très attentif pour cette résolution et je serais bien en peine de raconter ce qui s’y dit finalement. Peut-être que cette fin aurait été bienvenue à la fin de la série télé suivi sur 5 jours ou 5 semaines mais au bout de 5 heures, c’est vraiment de trop. Néanmoins tout ce qui se passe avant me laisse un excellent souvenir; comme souvent chez les japonais il y a comme un petit goût de caricature extrême, notamment dans le premier « épisode » après le meurtre. Mais cette caricature, c’est peut-être ce qui manque au cinéma européen: une manière d’être radical sans se prendre au sérieux, un regard acerbe mais non dénué de retour critique sur soi… peut-être que j’extrapole un peu. Mais personnellement je trouve que Tokyo Sonata demeure le sommet de l’oeuvre de Kurosawa.